Harut Sassounian. Comment ne pas diriger un gouvernement et être détrôné par le peuple


Harut Sassounian. Comment ne pas diriger un gouvernement et être détrôné par le peuple

  • 16-05-2018 15:23:07   | USA  |  Articles et analyses
Les événements récents survenus en Arménie ont surpris et impressionné les Arméniens et les non-Arméniens dans le monde entier, car un dirigeant, que ses partisans estimaient être irremplaçable, a été remplacé par un nouveau venu, sans violence ni effusion de sang. De plus, ce qui s’est passé en Arménie représente bien plus que le fait de déloger un dirigeant. Un régime enraciné depuis plus de deux décennies a été renversé pratiquement du jour au lendemain ! 
 
Pour comprendre ce qui a eu lieu en Arménie ces dernières semaines, il faut remonter à 1991, année de son détachement du bloc soviétique et de son indépendance. Depuis lors, l’Arménie a eu trois présidents ; aucun d’entre eux ne s’est soucié du peuple et n’a gouverné démocratiquement. Le pouvoir, ainsi que le commandement militaire et les clans oligarchiques, étaient concentrés entre leurs mains. 
 
Alors qu’une poignée d’autocrates régnait au sommet de la pyramide du pouvoir, la vaste majorité du peuple était privée des nécessités de base pour survivre, telles que nourriture, vêtements, soins médicaux et bien sûr, argent. Au cours de ce dernier quart de siècle, plus d’un million d’Arméniens ont quitté leur patrie et se sont réinstallés là où ils ont pu trouver un emploi et nourrir leur famille. Un grand nombre de ceux qui n’ont pas pu partir a survécu difficilement grâce à des fonds envoyés par des parents et des amis vivant à l’étranger. 
 
Dans ces conditions misérables, la colère et le ressentiment de la population à l’encontre du gouvernement, en particulier du chef de l’État, n’ont cessé d’augmenter. Outre la pauvreté abjecte, les gens ont souffert en raison de la corruption, d’élections frauduleuses, de procès inéquitables, du chômage, de la censure et de la brutalité policière périodique. Ceux qui ont eu les moyens d’obtenir un visa et d’acheter un billet d’avion ont émigré d’Arménie, mais tous les autres ont été obligés de se taire et de supporter les conditions difficiles. 
 
De temps à autres, il y a bien eu des protestations publiques dénonçant les élections frauduleuses ou les conditions de vie insupportables, mais la police a contenu l’agitation en frappant et arrêtant les manifestants. L’incident le plus violent a eu lieu en avril 2008, lorsque dix manifestants ont été tués pour avoir remis en cause l’élection du président Serge Sarkissian. 
 
Si le président Serge Sarkissian et son prédécesseur, Robert Kotcharian, sont restés indifférents aux conditions de vie déplorables de la population, le mécontentement, le ressentiment et la colère vis-à-vis des autorités ont continué d’augmenter. Ces chefs d’État, entourés de conseillers qui n’avaient de cesse de les encenser et de leur affirmer que tout était merveilleux dans le pays, n’ont pas pris conscience de la situation misérable de la population. 
 
Au cours de ces 27 dernières années, j’ai passé des centaines d’heures dans des réunions privées avec les trois présidents successifs d’Arménie et j’ai attiré leur attention sur les divers problèmes existant dans le pays, en allant des assistants et des ministres corrompus, jusqu'aux jugements injustes des tribunaux basés sur des pots-de-vin, aux élections frauduleuses, etc. Ces présidents m’ont dit qu’ils entendaient parler de ces problèmes pour la première fois. Très peu de personnes avaient eu le courage de les porter à leur attention. 
 
J’ai osé dire en face au président Kotcharian que la population arménienne le détestait. Il m’a dit qu’il n’était pas d’accord avec moi, mais j’ai insisté, le mettant au défi d’aller un soir au coin d’une rue avec un chapeau et un imperméable pour ne pas être reconnu et de demander aux passants ce qu’ils pensaient du président. Je l’ai prévenu qu’il entendrait des commentaires très désobligeants. 
 
Je me souviens également avoir dit au président Sarkissian, à la veille de sa première élection, de ne pas ignorer le peuple et de ne pas se montrer à la télé aux mariages des oligarques ou aux cérémonies d’inauguration de leurs entreprises. Je lui ai suggéré de faire une visite surprise une fois par mois dans une famille pauvre, sans ses assistants ni ses gardes du corps, de poser des questions sur l’emploi de la famille, ses revenus et sa santé ; de montrer qu’il se souciait des pauvres qui composaient la majorité du pays. Malheureusement, il n’a pas jamais fait ce genre de visite. 
 
J’ai aussi dit au président Sarkissian de nommer un groupe indépendant de conseillers, composé d’individus avisés et expérimentés ne travaillant pas pour le gouvernement. Ils auraient pu donner des conseils honnêtes sans crainte d’être renvoyés. Malheureusement, cette suggestion a également été ignorée ! 
 
Pour aggraver le tout, la population n’a jamais oublié ni pardonné au président Sarkissian la mort des dix manifestants tués par la police en 2008, et avec chaque élection frauduleuse et la misère économique croissante, sa frustration s’est intensifiée. Lorsque la Constitution a été modifiée en 2015, le président Sarkissian a rassuré le peuple en disant qu’il n’avait pas l’intention de rester au pouvoir en 2018, lorsque son deuxième mandat présidentiel prendrait fin. La majorité des gens ne l’a pas cru et a soupçonné qu’il resterait au pouvoir, passant du fauteuil cérémoniel présidentiel au poste de Premier ministre tout-puissant, en vertu de la nouvelle Constitution. Lors d’une réunion privée en 2016, je me souviens avoir demandé au président Sarkissian s’il prévoyait de rentrer chez lui à la fin de son mandat, comme il l’avait promis. J’ai été inquiet quand il m’a répondu qu’il prendrait sa décision en se basant sur les résultats des élections parlementaires de 2017. 
 
Entretemps, la vaste majorité du peuple, malgré ses doutes, comptait les jours et les heures jusqu’à la fin du mandat du président Sarkissian. Lorsque le parti républicain, majoritaire au Parlement, l’a élu au poste de Premier ministre le mois dernier, les citoyens n’ont plus pu contenir leur colère. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues, menées par le député de l’opposition, Nikol Pachinian, pour exprimer leur frustration. 
 
Heureusement, le déversement massif de colère a été contrôlé par les exhortations constantes de Pachinian de ne commettre aucune violence et de respecter les forces de police. Une série de dérapages du Premier ministre Sarkissian et des députés du parti républicain ont suivi, lorsque Sarkissian a rencontré Pachinian, puis est parti trois minutes plus tard. En quelques heures, en dépit de son immunité parlementaire, Pachinian a été arrêté et emprisonné par la police dans un lieu inconnu, ce qui en a fait un héros encore plus important. En raison des protestions croissantes, Pachinian a été libéré et de façon inattendue, le Premier ministre Sarkisssian a annoncé sa démission, en avouant : « J’avais tort, Nikol avait raison. » 
 
Le 1er mai, le Parlement s’est réuni pour élire un nouveau Premier ministre. Après de longues délibérations, le parti républicain majoritaire a voté à une quasi unanimité contre la candidature de Pachinian. Le 2 mai, la foule a bloqué presque toutes les rues principales de la ville, les autoroutes, et a paralysé les trains, le métro et la route menant à l’aéroport de Erevan. Le jour suivant, le parti républicain a officiellement annoncé qu’il ne bloquerait pas l’élection de Pachinian au poste de Premier ministre, prévue le 8 mai. Au moment où j’écris cet article, le 7 mai, sauf événements imprévus, Pachinian sera élu Premier ministre par le Parlement. 
 
L’élection de Pachinian ne résoudra pas les multiples problèmes de l’Arménie. Au cours de ces 15 prochains jours, il devra composer le cabinet des ministres et présenter l’agenda de son gouvernement qui sera soumis à l’approbation du Parlement. Il y a aura de longs débats sur l’amendement de la loi électorale, et de nouvelles élections parlementaires auront lieu quelques mois plus tard. En dépit de la transformation de la gouvernance, l’Arménie continuera à souffrir des blocus imposés par la Turquie et l’Azerbaïdjan et du conflit de l’Artsakh. 
 
Nous allons devoir attendre pour savoir qui Pachinian nommera aux postes ministériels clés des Affaires étrangères et de la Défense. Quel genre de compromis seront faits entre les membres minoritaires de Pachinian et la majorité du parti républicain au Parlement pour la modification des lois électorales ? En supposant que les nouvelles élections soient équitables et bien contrôlées par le nouveau gouvernement, il reste à voir si le parti de Pachinian et ceux qui le soutiennent obtiendront la majorité au Parlement. La bonne nouvelle c’est que tous ces développements ont eu lieu en respectant la Constitution, sous la pression de l’opinion publique arménienne nouvellement réveillée. 
 
Finalement, la question la plus importante maintenant est que la jeunesse nouvellement habilitée, qui est descendue dans les rues pour exiger un État plus démocratique, avec un grand niveau d’enthousiasme et d’émotion, ne soit pas déçue. L’Arménie ne peut pas se permettre de perdre sa jeunesse qui est l’avenir du pays ! 
 
Chacun en Arménie et dans la diaspora doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour assurer la stabilité, la paix et la prospérité en Arménie avec ses nouveaux dirigeants. 
 
 
De Harut Sassounian 
The California Courier 
 
©Traduction de l’anglais C.Gardon pour le Collectif VAN – 11 mai 2018 – www.collectifvan.org 
 
 
 
 
  -   Articles et analyses